17
En arrivant à l’infirmerie, Cartwright et Benteley trouvèrent Rita O’Neill debout.
— Je vais bien, leur dit-elle d’une voix étouffée. Qu’y a-t-il de nouveau ?
— Verrick est mort, lui dit Benteley.
— Oui, ajouta Cartwright, c’est terminé. (Il alla vers sa nièce et embrassa le halo de pansements transparents qui couvraient son visage.) Vous avez perdu une partie de vos cheveux.
— Ils repousseront. (Elle s’assit en tremblant sur une table de métal scintillante.) Il est vraiment mort ? Vous l’avez tué et on ne vous a rien fait ?
— Je n’y ai perdu que ma carte de pouvoir. (Cartwright lui expliqua en détail ce qui s’était passé.) Pour le moment, il n’y a plus de Meneur de Jeu. Il leur faudra au moins un jour pour mettre en marche le mécanisme de la bouteille. (Il eut un sourire rusé.) Je devrais le savoir ; j’y ai travaillé suffisamment longtemps.
— C’est difficile à croire, dit Rita. Reese Verrick semble avoir toujours existé.
— C’est pourtant vrai. (Cartwright sortit un vieux carnet écorné de sa poche et y fit une marque.) Tout est réglé, sauf Herb Moore. L’astronef n’a pas encore atterri, et le corps de Pellig se trouve dans cette région, à quelques centaines de milliers de milles du Disque de Flamme. (Après une brève hésitation, il ajouta :) En fait, selon l’Ipvic, Moore a atteint le vaisseau de Preston et y a pénétré.
Un lourd silence s’ensuivit.
— Pourrait-il détruire notre astronef ? demanda Rita.
— Aisément, dit Benteley. Et une bonne partie du Disque par la même occasion.
— John Preston se chargera peut-être de lui, suggéra Rita sans trop de conviction.
— Ce qui se passera dépend en partie du prochain Meneur de Jeu, leur fit remarquer Benteley. Il faudrait envoyer une équipe repérer Moore. Son corps doit se détériorer. Nous pourrions le détruire.
— Pas lorsqu’il aura pris contact avec Preston, dit Cartwright d’un ton lourd.
— Je pense que nous devrions soumettre ce problème au prochain Meneur de Jeu, insista Benteley. Moore sera une menace pour tout le système.
— Ce n’est en effet que trop possible.
— Vous pensez que le futur Meneur de Jeu fera quelque chose ?
— Je le pense, dit Cartwright, d’autant plus que vous êtes le futur Meneur de Jeu. Si vous avez toujours la carte que je vous avais donnée, toutefois.
Benteley l’avait toujours. Incrédule, il la sortit et l’examina. Ses doigts tremblaient tellement qu’elle lui échappa. Il se baissa hâtivement pour la ramasser :
— Et vous me demandez de vous croire ?
— Pas encore, mais dans vingt-quatre heures, vous me croirez.
Benteley regarda la carte sous toutes les coutures. Elle était absolument analogue à toutes les autres.
— Comment vous l’êtes-vous procurée ?
— Son propriétaire me l’a cédée pour cinq dollars, ce qui était un bon prix vu les cours du moment. J’ai même oublié son nom.
— Et depuis vous l’avez gardée ?
— J’en ai tout un paquet. Je vous l’ai revendue à perte, mais je voulais m’assurer que vous l’accepteriez, et que ce serait une transaction légalement valable – pas un don ni un prêt, mais une vente en règle, comme c’est d’usage.
— Donnez-moi un moment pour me remettre, dit Benteley en empochant la carte. Vous m’affirmez que c’est vrai ?
— Oui. Et ne la perdez pas.
— Vous avez donc mis au point une méthode de prédiction… ce que tous les habitants du système ne cessent de chercher. Et c’est ainsi que vous êtes devenu Meneur de Jeu.
— Non, répondit Cartwright. Je n’ai aucune formule. Je ne peux pas prédire les sautes de la bouteille. Personne ne le peut.
— Mais vous possédiez cette carte ! Vous saviez qu’elle allait sortir !
— Ce que j’ai fait, admit Cartwright, c’est de trafiquer le mécanisme de la bouteille. Au cours de ma vie, j’ai eu mille fois accès au centre de Genève. Comme il m’était impossible de prédire les sautes de la bouteille, j’ai adopté la meilleure solution de rechange : je l’ai réglée de façon à ce que les neuf prochains numéros à sortir soient ceux des neuf cartes que j’avais en ma possession. Pensez que je suis devenu Meneur de Jeu avec ma propre carte, pas avec une de celles que j’avais achetées. J’aurais dû être plus prudent : si jamais quelqu’un s’était donné la peine d’examiner cela de près, j’aurais pu être déjoué.
— Depuis quand travaillez-vous à cela ? demanda Benteley.
— Depuis ma jeunesse. Comme tout le monde, je voulais trouver un système me permettant de prédire les sautes. J’ai étudié tout ce qui a été écrit sur la bouteille, sur le principe de Heisenberg, les lois du hasard… Je suis devenu réparateur électronicien ; je n’avais pas encore quarante ans lorsque je fus admis à travailler aux circuits de base de la bouteille, à Genève. Je me rendis compte alors que c’était absolument imprévisible. Tout obéit au principe d’Incertitude. Le mouvement des particules subatomiques qui conditionnent les sautes de la bouteille échappent aux calculs humains.
— Était-ce bien honnête ? demanda Benteley. Cela détruit toutes les règles.
— J’ai joué le jeu pendant des années, continua Cartwright. La plupart des gens le jouent toute leur vie durant. Puis j’ai compris que les règles étaient telles que je ne pouvais gagner. Qui continuerait à jouer dans ces conditions ? Nous jouons contre la banque, et la banque gagne toujours.
— C’est vrai, acquiesça Benteley. À quoi bon jouer quand le jeu est truqué ? Mais quelle est votre réponse ? Que fait-on quand on s’aperçoit que les règles sont telles que l’on ne peut pas gagner ?
— On fait ce que j’ai fait : on crée de nouvelles règles et on les suit. Des règles qui donnent des chances égales à tous les joueurs – ce qui n’est pas le cas du Minimax. Celui-ci, de même que le système de classification, est en notre défaveur. Je me suis donc demandé quelles règles seraient meilleures. J’ai travaillé à les mettre sur pied, puis je les ai respectées comme si elles étaient déjà en vigueur. (Il ajouta :) Et je suis devenu membre de la Société Prestonite.
— Pourquoi ?
— Parce que Preston avait lui aussi vu ce qui se passait et qu’il voulait, comme moi, un jeu où tout le monde ait une chance de gagner. Évidemment, je n’ai pas l’intention de partager les gains en parts égales, pour que tous les joueurs se retrouvent à égalité à la fin de la partie, mais je pense que chacun doit avoir une chance.
— Vous saviez donc que vous étiez Meneur de Jeu avant même qu’ils viennent vous avertir ?
— Je le savais depuis des semaines. La dernière fois que j’avais eu à la réparer, j’avais décentré la bouteille, comme je l’avais fait les fois précédentes, progressivement. Cette fois, j’ai réussi à en prendre le contrôle absolu. Elle n’opère plus du tout au hasard. Elle est programmée des années à l’avance… Mais c’est devenu inutile. Je n’avais personne pour me remplacer, à l’époque.
— Qu’allez-vous faire maintenant ? lui demanda Benteley. Vous ne pouvez plus accéder au pouvoir.
— Je vous l’ai dit : je prends ma retraite. Rita et moi n’avons jamais pris de vraies vacances. Je compte passer le reste de mes jours dans une station ensoleillée, comme celle-ci. Je vais me détendre, dormir, méditer, imprimer des fascicules.
— Oui ? Sur quel sujet ?
— Sur l’entretien et la réparation de l’équipement électronique, répondit Cartwright. C’est ma spécialité.
Rita prit la parole :
— Vous avez vingt-quatre heures devant vous avant de devenir Meneur de Jeu, Ted. Vous en êtes au point où mon oncle était il y a quelques jours. Vous allez attendre qu’ils viennent vous prévenir. Je me souviendrai toujours du moment où nous les avons entendus atterrir sur le toit. Puis le major Shaeffer est arrivé avec sa serviette sous le bras.
— Shaeffer est au courant, dit Cartwright. Nous avons tout combiné ensemble avant que je vous donne la carte.
— Le Corps respectera donc la saute de la bouteille ?
— Le Corps vous respectera. Votre tâche sera difficile. Les choses bougent. Les étoiles s’ouvrent comme des roses. Le Disque est une étape importante… le système entier va changer.
— Vous croyez en être capable ? demanda Rita à Benteley.
— Je le crois… Je voulais être dans une position où je pourrais transformer les choses – et m’y voici. (Soudain, il éclata de rire.) Je suis sans doute la première personne qui soit sous serment envers elle-même. Je suis à la fois serf et protecteur. J’ai droit de vie et de mort sur moi-même.
— Cela réussira peut-être, dit Cartwright, visiblement impressionné. Cela me paraît un bon serment. Vous devez à la fois assurer votre protection et faire ce qui doit être fait. Vous n’êtes responsable qu’envers votre… conscience. Est-ce le mot juste ?
— Oui, c’est le mot juste, dit Shaeffer qui arrivait en courant. Il est utilisé dans les bandes historiques. J’ai des nouvelles : l’Ipvic nous a donné un rapport final sur Moore.
Il fallut un bon moment à Cartwright avant de demander :
— Final ?
— Les techniciens ipvics ont suivi le corps synthétique jusqu’au moment où il est entré dans le vaisseau de Preston – vous le saviez déjà. Ensuite, il a parlé avec Preston, et a commencé à examiner la machinerie qui le maintient en vie. À ce point, l’image a disparu.
— Définitivement ? Pourquoi ?
— Selon les techniciens, le corps s’est fait exploser. Moore, le vaisseau, John Preston et sa machinerie ont été transformés en cendres. Une image visuelle directe a pu être captée par les observatoires.
— Un champ quelconque a pu faire exploser la bombe, suggéra Benteley. Le mécanisme était diablement sensible.
— Non. On a vu Moore ouvrir délibérément le torse synthétique et court-circuiter le détonateur. (Shaeffer haussa les épaules.) Il serait intéressant de savoir pourquoi. Je crois que nous devrions envoyer une équipe pour voir ce qu’ils peuvent ramener. Je ne dormirai pas tranquille avant de connaître toute l’histoire.
— Je suis tout à fait d’accord, appuya Benteley avec chaleur.
Cartwright sortit son petit carnet noir et barra la dernière inscription :
— Bien. Voilà qui est réglé. Nous pourrons faire ramasser les cendres plus tard. Pour le moment, nous avons plus urgent à faire. (Il regarda l’heure sur sa grosse montre de gousset.) Le vaisseau va bientôt se poser. Si tout s’est bien passé, Groves doit avoir amorcé la descente vers le Disque de Flamme.
Le Disque était grand. Les rétrofusées hurlaient, luttant contre la gravité croissante. Des écailles de peinture métallique tombaient autour de Groves. Un cadran se brisa et quelque part ils entendirent une canalisation claquer.
— Nous allons nous écraser, dit Konklin.
Groves avança la main et ferma la lumière. Le dôme de contrôle sombra dans l’obscurité.
— Qu’est-ce que… commença Konklin, puis il vit.
Une douce lumière irradiait de l’écran, un feu pâle et froid qui se reflétait sur les deux hommes et sur les machines. L’espace noir et parsemé d’étoiles avait disparu : l’immense face de la planète emplissait tout l’écran. Le Disque de Flamme était juste sous eux. Le long voyage était terminé.
— C’est étrange, murmura Konklin.
— C’est ce que Preston a vu.
— Qu’est-ce ? Une sorte d’algue ?
— Pas à une telle distance du Soleil. Sans doute des minerais radioactifs.
— Où est Preston ? Je croyais que son vaisseau allait nous guider jusqu’au bout.
Groves hésita avant de répondre :
— Mes instruments ont capté une explosion thermonucléaire il y a environ trois heures, à une distance de quelque dix mille milles. Depuis l’explosion, le vaisseau de Preston n’a plus été repéré par mes indicateurs de gravité. Peut-être, à cause de la proximité du Disque, une si petite masse n’a…
Jereti arriva dans la cloche de contrôle.
— Seigneur Dieu ! s’écria-t-il, en voyant l’écran. Nous y sommes !
— C’est notre nouveau pays, lui dit Konklin. C’est grand, n’est-ce pas ?
— D’où vient cette curieuse lumière ? On se croirait à une séance de spiritisme. Vous êtes certains que c’est une planète et pas un serpent d’espace ? Je n’aimerais pas vivre sur un serpent d’espace, aussi grand soit-il.
Konklin quitta le dôme et descendit le long couloir bruyant et vibrant. La silencieuse lueur verte parut l’accompagner sur la rampe de descente et jusqu’au niveau principal. Devant la porte de la cabine, il s’arrêta un moment pour écouter.
Dans la soute, les autres assemblaient leurs maigres possessions : poêles et casseroles, literie, provisions, vêtements. Un murmure de voix excitées lui parvint malgré le vacarme des rétrofusées. Gardener, le technicien des fusées, commençait à leur distribuer combinaisons Dodds et casques.
Konklin ouvrit la porte de la cabine et entra.
Mary leva les yeux sur lui :
— Nous sommes arrivés ?
— Pas encore. Je vois que vous vous préparez à prendre possession de votre nouveau monde ! (Il éclata de rire.) Vous pouvez remettre tout cela en place : nous allons vivre ici jusqu’à ce que les dômes sub-surface soient montés.
— Oh… dit Mary. (Confuse, elle commença à remettre divers objets en place.) N’allons-nous pas fonder une sorte de… colonie ?
— Bien sûr, dit Konklin en touchant la cloison métallique. Ici.
Mary s’arrêta, les bras chargés de vêtements :
— Ça sera bien, Bill, hein ? Évidemment au début, cela sera difficile, mais plus tard ça ne sera pas si mal. Nous vivrons surtout sous le sol, comme ils le font sur Uranus et Neptune. C’est plutôt agréable, hein ?
— Nous nous débrouillerons très bien, dit Konklin en lui prenant galamment les vêtements des bras. Allons voir Gardener ; il distribue les combinaisons Dodds.
Janet Sibbey, nerveuse et agitée, les accueillit par une exclamation :
— Elle est trop petite ! Je n’arrive pas à y entrer !
Konklin l’aida à fermer sa combinaison :
— Mais surtout, n’oubliez pas de faire très attention et de ne pas tomber. Elles sont d’un modèle ancien, et un caillou pointu suffit à les percer. Vous seriez morts en une seconde.
— Qui descendra le premier ? demanda Mary en fermant lentement l’encombrante combinaison. Le capitaine Groves ?
— Celui qui sera, le plus près du sas, je suppose.
— Ce sera peut-être moi, dit Jereti qui arrivait. Je serai peut-être le premier être humain à mettre pied sur le Disque de Flamme.
Ils n’avaient pas encore tous fini de revêtir leur combinaison, bavardant et riant pour dissimuler leur nervosité, lorsque les sirènes d’atterrissage retentirent.
— Tenez-vous bien, cria Konklin et vérifiez vos combinaisons !
L’astronef toucha le sol avec un rugissement, les précipitant les uns sur les autres. La carcasse frémit et les rétrofusées hurlèrent pour freiner le vaisseau fou qui labourait la surface glacée de la planète. Les lumières vacillèrent, puis s’éteignirent. Dans les ténèbres qui s’ensuivirent, les passagers furent paralysés de terreur par le hurlement déchaîné des réacteurs et le bruit aigu et déchirant du métal contre le roc.
Konklin fut projeté contre une pile de matelas. Des boîtes et des casseroles plurent sur lui. Ses doigts se refermèrent sur un longeron et il parvint à se relever.
— Mary ! cria-t-il. Où es-tu ?
Il l’entendit bouger non loin de lui.
— Ici, répondit-elle d’une voix faible. Je crois que mon casque fuit.
Konklin la rejoignit à tâtons :
— Non, ça va.
Le vaisseau avançait toujours avec des crissements terribles de métal torturé. Il ralentissait néanmoins et, après un dernier choc, s’arrêta. Les lumières revinrent un instant, puis s’éteignirent de nouveau. Quelque part, un liquide tombait goutte à goutte, régulièrement. À l’autre extrémité du couloir, le feu avait pris dans un tas de fournitures diverses.
— Éteignez ce feu ! ordonna Groves.
Jereti, un extincteur à la main, avança d’un pas incertain.
— Je crois que nous sommes arrivés, dit-il tout en aspergeant le foyer. Sa voix vibrait, ténue, dans leurs écouteurs.
Quelqu’un alluma une torche électrique.
— La coque semble avoir tenu le coup, dit Konklin. On entendrait le bruit de l’air qui fuit !
— Sortons, dit Mary d’une voix vibrante, allons voir.
Groves était déjà devant le sas. Il attendit que tous soient là, puis ouvrit les lourdes serrures à la main en expliquant :
— Il n’y a plus de courant. Les fusibles ont dû sauter.
Le sas s’ouvrit. L’air s’engouffra au-dehors avec bruit. Groves s’avança, solennel, les yeux grands ouverts. Les autres le suivirent sur la rampe, hésitants, puis décidés.
Mary trébucha et Jereti l’aida à se relever. Un des ouvriers opticiens japonais fut le premier à toucher la surface. Il se laissa habilement glisser sur le sol rocheux et glacé, le visage enthousiaste sous le casque volumineux. Il leur sourit et agita la main.
— Tout va bien ! leur cria-t-il. Pas de monstres en vue !
Mary s’arrêta.
— Regardez, murmura-t-elle. Regardez cette lueur.
La planète leur apparaissait comme une immense plaine de lumière verte. Elle émanait de partout, du sol et des rochers, douce, diffuse, sans projeter d’ombres. Dans cette verte phosphorescence, les hommes paraissaient étrangement opaques, noires colonnes de métal et de plastique avançant d’un pas hésitant.
— Dire que ça existe depuis si longtemps, dit Jereti en donnant un coup de pied dans un rocher gelé. Et que nous sommes les premiers à le voir.
— Ce n’est pas certain, dit Groves avec sérieux. J’ai cru voir quelque chose en atterrissant. (Il empoigna l’arme puissante qu’il portait en bandoulière.) Preston pensait que le Disque provenait peut-être d’un autre système.
La structure était posée sur le sol uni. C’était une simple sphère de métal mat, nue et sans ornements. Des cristaux de glace verte voletaient autour d’eux alors qu’ils en approchaient prudemment.
— Comment diable allons-nous y entrer ? demanda Konklin.
Groves leva son arme.
— Je ne vois aucun autre moyen. (Il appuya sur la détente et décrivit lentement un cercle.) Ce doit être de l’acier inox ; peut-être de fabrication humaine.
Konklin et Groves entrèrent par la cavité encore incandescente. Une pulsation régulière parvint à leurs oreilles. Ils se trouvaient dans une sorte de chambre emplie de machines. Derrière eux, l’air s’échappait en sifflant.
— Essayez de refermer ça, dit Groves.
Ensemble, ils parvinrent à boucher l’orifice, puis revinrent examiner les machines vrombissantes reliées par de complexes circuits.
— Bienvenue, leur dit une voix douce, frêle et feutrée.
Ils se retournèrent prestement, l’arme à la main.
— Ne craignez rien, continua la voix du vieillard. Je ne suis qu’un être humain, comme vous.
Konklin et Groves étaient paralysés de stupeur.
— Mon Dieu, articula Groves, je croyais que…
— Je suis John Preston, dit le vieillard.
Un frisson glacial parcourut la moelle épinière de Konklin.
Ses dents se mirent à claquer :
— Vous nous aviez dit que son vaisseau avait été détruit. Regardez-le : il doit avoir un million d’années. Et il baigne dans cette solution.
Comme en réponse, les lèvres minces comme du papier bougèrent et le murmure minéral se fit entendre à nouveau.
— Je suis très vieux, dit Preston, presque entièrement sourd et paralysé. (La bouche grimaça un sourire.) Comme vous ne l’ignorez sans doute pas, je souffre d’arthrite. J’ai dû égarer mes lunettes quelque part ; je ne vous vois pas très clairement.
— C’est votre vaisseau ? demanda Konklin. Vous avez atterri ici avant nous ?
La tête s’inclina dans son support.
— Il nous regarde, dit Groves. C’est effrayant.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda Konklin à l’antique créature momifiée, suspendue dans son bain nourricier.
— Excusez-moi, répondit Preston, mais je ne peux pas sortir d’ici pour venir vous serrer la main.
Konklin ferma un instant les yeux :
— Je suppose qu’il ne m’a pas entendu.
— Nous représentons la Société Prestonite, dit Groves gauchement. Nous poursuivons votre œuvre. Êtes-vous…
— L’attente fut longue, l’interrompit Preston. Que de tristes années, que de jours solitaires !
— Quelque chose n’est pas normal, dit Konklin, affolé. Il a quelque chose !
— Il est sourd et aveugle.
Konklin s’avança vers les bancs de machines :
— Et ceci n’est pas un astronef. Pas vraiment. Je pense…
— Je veux vous parler du Disque de Flamme, l’interrompit la voix sèche et désincarnée. Pour moi, cela seul importe.
— Pour nous aussi, dit Groves, interdit.
Konklin examinait fiévreusement la surface unie de l’intérieur de la sphère.
— Il n’y a pas de réacteurs ! Cela ne peut pas se déplacer ! Évidemment, il y a un bouclier anti-grav, comme dans les bouées de position. (Il se retourna brusquement vers Groves.) C’est une bouée. Je commence à comprendre.
— Écoutez-moi, dit Preston. Il faut que je vous parle du Disque.
— Il doit y avoir plusieurs de ces bouées, dit Konklin. Celle-ci a dû atterrir ici, attirée par la gravité. Il y en a peut-être des milliers de semblables.
Il rejoignit Groves :
— Nous ne sommes pas entrés en contact avec un vaisseau, mais avec une série de bouées. Chacune nous dirigeait vers la suivante. Nous avons suivi toute une ligne de bouées jusqu’ici.
— Faites ce que vous voulez, continuait la voix inexorable, mais écoutez ce que j’ai à vous dire.
— Taisez-vous ! cria Konklin.
— Je dois rester ici, dit Preston péniblement, choisissant ses mots avec le plus grand soin. Je n’ose pas partir. Si je…
— Preston ! hurla Konklin. Combien font deux et deux ?
— Je ne sais rien de vous, continua l’impitoyable murmure.
— Répétez après moi, cria Konklin : Mary avait un petit agneau. Sa toison était blanche comme neige.
— Arrêtez ça ! rugit Groves sur le bord de l’hystérie. Êtes-vous devenu fou ?
— La quête fut longue, continua le murmure monotone et grinçant, et elle ne m’a rien apporté. Rien du tout.
Konklin baissa la tête, puis retourna vers l’orifice qu’ils avaient découpé :
— Il n’est pas vivant. Ce n’est pas un bain nourricier, mais une quelconque substance volatile dans laquelle est projetée une image vidéo – des enregistrements audio et vidéo synchronisés le font agir de façon vraisemblable. Mais il est mort. Mort depuis cent cinquante ans.
Dans le silence, seul l’interminable murmure continua de se faire entendre.
Konklin rouvrit l’orifice et sortit à moitié.
— Ho ? cria-t-il aux autres. Venez ! Entrez !
— Nous avons presque tout entendu dans nos écouteurs, dit Jereti en s’introduisant dans la sphère. Qu’est-ce que cela signifie ? Et cette histoire sur Mary et le petit agneau ?
En voyant le duplicata de John Preston, il se tut. Les autres entrèrent à leur tour, palpitants de curiosité. L’un après l’autre, ils s’immobilisèrent en apercevant le vieillard et en entendant les mots s’égrener, à peine audibles, dans l’air de plus en plus raréfié.
— Refermez, dit Groves lorsque le dernier ouvrier japonais fut entré.
— Est-ce que… commença Mary avec incrédulité. Pourquoi parle-t-il ainsi ? On dirait qu’il… récite.
Konklin posa son lourd gant pressurisé sur l’épaule de la jeune femme :
— Ce n’est qu’une image. Il en a laissé des centaines, des milliers peut-être, éparpillées dans l’espace, pour attirer les astronefs et les diriger vers le Disque.
— Il est donc mort !
— Depuis bien longtemps. Mais regarde-le : il devait être très vieux lorsqu’il est mort. Sans doute avait-il découvert le Disque depuis plusieurs années déjà. Il savait qu’un jour des vaisseaux viendraient dans cette direction. Il voulait en amener un ici, dans ce monde.
— Je suppose qu’il ignorait que l’on aurait fondé une Société, dit Mary tristement. Il ne se rendait pas compte que quelqu’un irait à la recherche du Disque.
— Non, mais il savait qu’un jour ou l’autre un astronef passerait par là.
— C’est un peu… décevant.
— Non, je ne crois pas, intervint Groves. Ne vous laissez pas abattre. Seule la partie physique de John Preston est morte, et cela n’est pas tellement important.
— Je crois que vous avez raison, dit Mary, dont le visage s’illumina. C’est merveilleux, dans un sens. C’est presque un miracle.
— Tais-toi et écoute, lui dit Konklin avec douceur.
Tous firent silence et écoutèrent.
— Ce n’est pas une poussée aveugle, disait l’image décrépite du vieillard. (Ses yeux passaient sur eux sans les voir. Il ne les entendait pas. Il n’avait nulle conscience de leur présence. Il parlait à de lointains, lointains auditeurs.) Ce n’est pas un instinct animal qui nous rend fiévreux et insatisfaits. Je vais vous dire ce que c’est : c’est le but le plus élevé de l’homme – le besoin de grandir, de progresser… de découvrir de nouvelles choses… d’avancer, de s’étendre, d’atteindre de nouveaux territoires, de nouvelles expériences, de comprendre et de vivre en évoluant. De rejeter la routine et la répétition, de rompre avec la monotonie de l’habitude, d’aller de l’avant. De ne jamais s’arrêter…
FIN
[1] Aux échecs, se dit du joueur qui, n’étant pas en échec et ne pouvant déplacer que son roi, ne peut jouer celui-ci sans le mettre en échec, ce qui rend la partie nulle.